Histoire d’une troupe
L’homme à qui le théâtre Saint-Pierre doit sa notoriété et sa pérennité s’appelle Roger De Wael : dans le sillage de Georges Laumonier, il l’organise et lui confère un style. Sa compétence et sa générosité ne se démentiront jamais, puisqu’il est encore à l’ouvrage en 1998, quelque quarante ans après ses débuts. Dans les années 60, aidé de Michel Louwette pour les décors, il sert remarquablement Molière dans Scapin et Dumas dans Les trois Mousquetaires où l’on note une nouveauté : Milady de Winter est interprétée par une demoiselle, la mixité s’installe sur les planches bien avant d’envahir les classes. “Un pour tous, tous pour un” sera d’ailleurs une sorte de devise tacite pour des générations de théâtreux au Collège. Les succès se glaneront à force de travail assidu, d’audace inventive et de complicité permanente.
Dans Romulus le Grand, “comédie historique en marge de l’histoire”, s’illustre un acteur qui fera encore parler de lui : André Pauwels, note un observateur, confère au personnage central “une profondeur jamais démentie, même et surtout dans les moments où il paraît porter à lui seul le poids du spectacle.” En 1973, Jacques Berger fait plaisir à tout le monde; il rajeunit le Malade imaginaire de son cher Jean-Baptiste Poquelin décédé trois cents ans auparavant. Mais Roger De Wael reste présent : l’homme de l’ombre dispense ses lumières. Il embauche Luc Collin pour des drames anglo-saxons, puis laisse à son dauphin André Pauwels les rênes de l’attelage… Venons-en par exemple… à Lagardère : la critique du Bossu est élogieuse. Puis, au fil de l’épée, apparaît Cyrano, spectacle de rêve où l’imagination vagabonde de l’hôtel de Bourgogne à la rôtisserie de Ragueneau, du balcon bleu nuit de Roxane au jardin du couvent. “Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas…” André Pauwels campe un brillant bretteur et sa mise en scène a tout le panache souhaitable. La veine héroïque ne se tarit pas : Cyrano appelle Fracasse, qui entraîne Don Quichotte. L’année suivante, un antihéros va connaître le triomphe : revoici Romulus Augustule, la proie couronnée des Barbares. L’un des spectateurs de ce “remake” de Dürenmatt avoue son enthousiasme : “On atteint une nouvelle dimension dans le théâtre du Collège… J’ai vu sur scène les acteurs s’engager, se défoncer, comme ils ne l’avaient jamais fait… J’ai vu la pièce cinq fois. Je ne me suis jamais ennuyé.” Vient ensuite l’époque des “spectacles anthologiques” : pas de nom d’auteur, mais des essais réussis de création dramatique où tout est pensé jusqu’au moindre détail… ou jusqu’au détail pesant du halftrack posté à l’entrée du 213 pour accueillir (dans l’inquiétude qu’on devine) les spectateurs d’un show digne de Broadway : U.S. Army and Co… Mix. Mais rien ne dure ici bas : en 1990, André Pauwels met un terme au bail qui le liait au Collège et cède le relais à de jeunes professeurs épris de poésie. Dominique Deffense et Jean-Claude Georges unissent leurs talents pour créer leur version du Grand Meaulnes avec le concours de Thierry Renauld pour la superbe mise en images de la fugue d’Augustin. La salle est prise au piège du rêve. Le fantôme d’Alain-Fournier errera longtemps encore dans le crépuscule des coulisses : “Et tout le soir, dans l’ombre humide et parfumée, Débordant de printemps, de pluie et de bonheur, Les larges eaux de paix, les eaux fl eurdelisées Rouleront vers la Nuit des branches et des fleurs…”
Entre New York et Vérone, Roméo et Juliette se retrouvent dans la version espagnole d’un drame éternel. La poésie revit sous les traits du Petit Prince revenu, puis reparti sous le rire des étoiles. Les sinistres mafiosi d’Arturo Hitler assurent un changement radical de ton, grâce à la réalisation de deux jeunes anciens de la maison : Sabine Peeters et Frédéric Lohest. Ces spectacles et quelques autres comptent parmi les riches heures du théâtre à Saint-Pierre…
Puis, le silence s’installe en 1996, s’alourdit en 1997. Mais les projecteurs vont bientôt se rallumer. L’un des premiers souhaits du nouveau directeur du Collège, Claude Voglet, est de rendre vigueur à cette “école de vie qui, écrit-il, s’inscrit pleinement dans le projet pédagogique d’un établissement comme le nôtre.” Le Phénix quitte alors son sommeil cendré, s’ébroue, bat de l’aile et s’envole vers un espace coloré, bruyant et jovial qui pourrait s’appeler la “piazzetta Goldoni”. Le succès de l’entreprise pousse Luc Collin et Alain Baents à s’attaquer d’abord à un Malade imaginaire astucieusement actualisé, puis à la Ferme des Animaux, fable-pamphlet de George Orwell offerte au public sous la forme inédite d’une comédie musicale. Un orchestre de quelque vingt musiciens, des chants, des danses pour un public étonné, ravi, au sein duquel manque un personnage de grand format : Roger De Wael, disparu quatre mois avant la première et qui aurait apprécié en connaisseur une création de cette envergure.
Changement de décor et d’esprit en 2001 : Jean-Claude Georges convie le public à pénétrer les secrets d’une étrange demeure, émanation du cerveau de Jean Ray, Malpertuis. Un cauchemar, un dédale… dont certains, peut-être, ne sont toujours pas revenus ! Après l’année des sortilèges, Luc Collin reparaît – et avec lui la comédie musicale réglée par un orfèvre, Alain Baents, au départ de la célèbre partition de My Fair Lady. Dans le Pygmalion de Bernard Shaw, Eliza et ses comparses régalent l’assistance de musique, de répliques, de mimiques… Quant au Revizor de Gogol, il permet à nos jeunes comédiens de s’essayer à l’art de la satire et il fournit à Saint-Pierre l’occasion d’une heureuse collaboration avec une équipe inventive de Sainte-Marie pour la création des décors.
Que nous réserve le millésime 2004? Une nouvelle comédie musicale conçue par Jean-Claude Georges. Alexandre Dumas fils a fourni l’intrigue; Paul Convens a exploité les ressources de la caméra; Matthieu Gérard, un rhétoricien — encore une grande première — s’est chargé de la partie musicale. La vitalité de la troupe nous consolera (n’en doutons pas!) de la mort de Marguerite…
Pour que cet aperçu historique soit un peu plus complet, il convient d’ajouter qu’une troupe d’Anciennes et d’Anciens placée sous la direction de Frédéric Lohest – la Compagnie Schlippe – s’est produite en mai 2003 dans Teatr, une évocation kafkaïenne et drôle des tribulations d’un écrivain sous le régime soviétique, et qu’elle récidivera sous peu, pour notre plus grand plaisir, avec Macbett, une parodie du chef-d’oeuvre shakespearien signée Ionesco. Chaque année (ou presque) depuis un bon demi-siècle, des baladins installent les tréteaux du rêve dans la salle des fêtes. Chaque année, une singulière magie opère… et Harry Potter n’y est pour rien !